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Le sérieux de la comédie

Le terme de comédie et donc celui de comique vient du grec ancien Komodia de Komos qui veut dire célébration ou procession et « ode » qui signifie chant. Le terme passe au latin comoedia. Cette composition dramatique montre comment la nature humaine est asservie aux besoins et se décline en plusieurs types : le sot, le poltron, l’égoïste, le sensuel, l’esclave de ses habitudes, de ses besoins, ou encore du hasard. La comédie, dès Aristophane, saisit la vie humaine par ses travers, elle ne prêche ni ne corrige personne. Elle traite des caractères, des mœurs et des situations, voire des trois à la fois. 
Après l’Antiquité, le comique se déploie dans l’histoire du théâtre : ce fut la commedia dell’arte, puis Goldoni. En France, l’auteur qui la réinvente est Molière. 

Le binaire comédie-tragédie s’impose. Le héros est tragique. Il n’y a pas de héros comique dans les comédies, il n’y a que des situations ou des personnages. Le comique est donc une dimension, une mension du dit. Nous l’aborderons en suivant les précieuses indications que donne Lacan dans deux de ses Séminaires : le premier date de 1954-19551 et le deuxième de 1957-19582. Lacan y effectue une lecture de deux comédies de Molière, Amphitryon, inspirée de Plaute puis L’École des femmes.

Lacan effectue une lecture ligne à ligne d’Amphitryon en s’attachant au personnage de Sosie, valet d’Amphitryon, roi dont l’épouse Alcmène a tapé dans l’œil de Zeus, lequel a pris l’apparence du mari qu’il va cocufier, Mercure prenant celle du valet d’Amphitryon, Sosie. Cette lecture des pièces de Plaute et de Molière, ligne à ligne, met en avant le rapport d’un sujet à sa propre image, en tant qu’elle lui est autre : a-a’. Il s’agit donc dans la comédie d’images de soi et d’images d’objets, ici des femmes. Plaute rejoint Aristophane qui inverse l’ordre politique établi dans la pièce L’Assemblée des femmes. Soulignons ici que le comique implique toujours une chute de l’image politiquement correcte, ce qui donne aux intrigues comiques leur valeur d’insurrection à tout ordre établi. 

C’est en reprenant cette même orientation qu’en 1958 Lacan énonce : « Si quelqu’un nous fait rire quand il tombe simplement par terre, c’est en fonction de son image plus ou moins pompeuse à laquelle nous ne faisions même pas tellement attention auparavant. Les phénomènes de stature et de prestige sont à tel point monnaie courante de notre expérience vécue que nous n’en percevons même pas le relief […] le personnage imaginaire continue dans notre imagination sa démarche apprêtée alors que ce qui le supporte de réel est là planté et répandu par terre. Il s’agit toujours d’une libération de l’image3 ».

Une phrase m’est immédiatement venue à l’esprit lorsque le titre de nos prochaines Journées de l’École de la Cause freudienne fut annoncé : « C’est ainsi qu’il y a quelque chose de comique dans le canard auquel vous avez coupé la tête et qui fait encore quelques pas dans la basse-cour4 ».
Cette phrase suit le procédé de Lacan qui vise l’annulation de la thèse du mécanisme comique de Lipps – lequel posait la cause dans un sentiment de supériorité – et la critique de l’approche qu’en fit Bergson. Il distingue enfin le comique du mot d’esprit tel que Freud l’étudie dans « la femme de non-recevoir ». Lacan déconnecte le comique du rire, même s’il existe « un rapport très intense, très serré, entre les phénomènes du rire et la fonction chez l’homme de l’imaginaire5. » Il centre l’essence du comique d’aujourd’hui comme d’hier dans la libération de « la contrainte de l’image [ou] l’image [qui] va se promener toute seule6. » Pourtant à partir de Molière s’ajoute un élément nouveau à cette perte d’image : les personnages comiques ont pour boussole inconsciente un seul objet qui les détermine de façon non métaphorique. À la chute de l’image vient s’ajouter la compulsion vers un objet, compulsion qui produit l’effet comique. Elle pousse à la répétition ; pensons au « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? » énoncé par Géronte dans Les Fourberies de Scapin de Molière.
Le comique se centre sur le « rapport du ça au langage7. » Lacan revient alors à Aristophane, lequel se moque d’Euripide et de Socrate, réduisant leur propos à leurs difficultés à satisfaire leurs besoins les plus triviaux. Le comique est une subversion par le Ça indomptable à tout ordre établi, en prise avec la vie et la mort, soit le réel.

Dès Amphitryon, pour Plaute comme pour Molière, il s’agissait déjà de cocufiage et d’honneur viril. Dans L’École des femmes, Lacan s’attache au personnage d’Arnolphe, accroché à « l’obsession de n’être pas cornard8 » et à un objet, Agnès, nymphomane, ni coquette, ni idiote9, juste, dit Lacan, « un être auquel on a appris à parler et qui articule10 », sensible à ce qu’il est doux d’entendre. Qui est Arnolphe dont la stratégie est mise en défaut par la douceur des mots et l’ivresse provoquée par un beau parleur ? 
C’est un éducateur. Comme tous les éducateurs, il prétend tout maîtriser. Il refuse que soit transmis à celui ou celle qu’il prétend éduquer aucun des savoirs constitués. Les savoirs, à supposer qu’il en ait, il se les garde. Car, comme tout éducateur, il est orienté par sa volonté de mainmise sur l’éduqué. 
Arnolphe est donc ravi de toutes les manifestations d’ignorance d’Agnès, particulièrement concernant la chose sexuelle : « Dans un petit couvent, loin de toute pratique, je la fis élever, selon ma politique, c’est-à-dire ordonnant par quels soins on emploierait pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait. Dieu merci, le succès a suivi mon attente […] Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir, dans cette autre maison où nul ne vient me voir. […] La vérité passe encore mon récit […] L’autre jour […] elle […] vint me demander […] si les enfants qu’on fait, se faisaient par l’oreille11 ».

Tout à sa hantise de n’être pas cornard ou cocu, Arnolphe ne peut donc pas prendre le risque de se marier. Il n’a, le moment venu, d’autre solution que de pousser Agnès vers l’hyménée avec un autre, pourvu qu’elle reste son objet. La puissance du Ça trouve sa compatibilité avec l’Autre du langage par le biais, non de la métaphore en prise avec le désir, mais de la métonymie de l’amour. C’est là que réside la dimension du comique : « Toutes les passions s’équivalent, toutes sont également métonymiques. C’est le principe de la comédie de les poser comme telles12 ».
La comédie exclut toute substitution symbolique : pas « de lion superbe et généreux » pour reprendre la tragédie de Victor Hugo, Hernani, pas de sublimation, pas d’idéalisation. Arnolphe est solidement ancré dans le symptôme qui est le cœur de son être : « cornard ». L’être ou ne pas l’être, telle n’est pas la question, il l’est de naissance en refusant d’en prendre le risque. Son problème ou plutôt sa réponse, est qu’il ne peut pas vivre sans son objet, Agnès. 

L’amour est au sommet de la comédie classique selon Lacan : « [Il] est ici. Il est curieux de voir à quel point l’amour, nous ne le percevons plus qu’à travers toutes sortes de parois qui l’étouffent, de parois romantiques, alors que l’amour est un ressort essentiellement comique. C’est précisément en ceci qu’Arnolphe est un véritable amoureux, beaucoup plus authentiquement amoureux que le dénommé Horace, qui est, lui, perpétuellement vacillant. […] [L]’amour est comique quand c’est l’amour le plus authentiquement amour qui se déclare et qui se manifeste13 ».
Car l’amour, étant enraciné dans le Ça, est à l’abri des vacillations du désir qui garde toujours un trait fétichiste. Que l’amour rime avec Encore, n’est-ce pas ce qu’illustre le canard qui court encore après avoir perdu la tête ? Là est le ressort du comique : perdre la tête et continuer de courir vers l’objet.

Dans le lien analytique, l’amour est le moteur du transfert. Je finirai par une petite vignette. Vient tout juste de se découvrir à l’analysant la place que son analyste occupait pour lui dans le transfert. Résolument agnostique, et consciemment tel, il découvre que cette place était celle d’un Dieu bienveillant et silencieux, figure métonymique du Père. Le comique de la chose fut irrésistible, et cette dimension comique étant pure, elle alla sans rire. Nul doute cependant que porté à la scène, cela aurait déclenché, ainsi que Molière excelle à le faire, le rire, sur le versant du sérieux métonymique. Et nul doute non plus que l’analysant était venu à occuper la place du canard qui, sans tête, continuait encore à courir. Mais la fin de l’analyse s’approchait. La fin de la course était proche. 

Dans la clinique analytique chaque analysant parvient à faire de sa propre histoire, organisée suivant les modes divers du symptôme, de l’angoisse, ou de l’inhibition, une comédie. Bref la comédie, c’est le sérieux sans pathos.

  1. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978.  ↩︎
  2. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998. ↩︎
  3. Ibid., p. 131. ↩︎
  4. Ibid. ↩︎
  5. Ibid. ↩︎
  6. Ibid. ↩︎
  7. Ibid., p. 134. ↩︎
  8. Ibid., p. 136. ↩︎
  9. Cf. Ibid., p. 137. ↩︎
  10. Ibid. ↩︎
  11. Molière, L’École des femmes, Acte I, scène 1, 1662. ↩︎
  12. Lacan J., Le Séminaire, livre V, op. cit., p. 136. ↩︎
  13. Ibid., p. 138. ↩︎

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