AccueilÉCLATVirginia Woolf et « la plus formidable blague »

Virginia Woolf et « la plus formidable blague »

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Il « n’y a aucune espèce de réduction à l’Un. C’est la plus formidable blague1 ». Et Virginia Woolf s’en sera gaussée longtemps. Elle sait que le Un est mirage et s’en défendra toute sa vie jusqu’à en périr. Jacques Aubert, qui l’a traduite, saisit ainsi ce qui la tient : « Virginia Woolf : qu’il n’y ait pas de rapport sexuel l’insupporte. Il lui faut dire comment il n’y en a pas, en reprenant et maniant ces deux objets qui la persécutent, le regard et la voix2. » N’est-ce pas ainsi qu’elle nous tend sans cesse un miroir grimaçant ? Pas d’humour ici mais de l’ironie inébranlable : « les deux font rire, mais se distinguent par structure3 », précise Jacques-Alain Miller.

Ni dans son Journal, ni dans sa correspondance, V. Woolf ne se dit encline aux jouissances simples et élémentaires de la vie. Les trois K, Kinder, che, Kirche, les enfants, la cuisine et l’Église, ne l’arriment guère. Elle est daubeuse, rejette toute forme d’avoir, se rit des semblants et cette ironie-même, féroce, peut faire rire.

« Peut-on être vraiment amoureuse d’une maison ? N’y a-t-il là quelque chose de stérile et l’esprit ne se dessécherait-il pas à ce genre de passion ? […] Et je n’ai pas envie de posséder des biens4 », déclare-t-elle. Peu lui chaut la jouissance phallique.

À l’aube du mariage de sa sœur Vanessa, elle lui écrit :

« Chère Maîtresse,

Nous soussignés – trois Singes et un Wombat – souhaitons vous faire part de la douleur en même temps que de la joie qui furent les nôtres en apprenant que vous aviez l’intention de convoler. Nous avons ouï dire que vous aviez découvert un Singe Rouge d’une espèce inconnue jusqu’ici, bien supérieur à tous les autres singes, puisque non seulement il est doué de parole mais peut aussi prétendre vous épouser : ce qui, à nous, nous est interdit5… »

L’ironie de V. Woolf signe « que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie, qu’il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant6 ». Après avoir rencontré Vita Sackville-West, pourtant longtemps son élue, elle note : « ravissante, brillante, aristocratique Sackville-West. N’est guère à mon goût, plus exigeant – rubiconde, moustachue, bariolée comme une perruche, possédant toute la souple aisance propre à l’aristocratie, mais non l’esprit de l’artiste7 ». Et encore : « Quant à sa poésie, ou à son intelligence, je ne peux rien en dire avec certitude […]. Elle n’innove jamais. Elle ramasse ce que la marée roule à ses pieds8 ».

Si le lien de V. Woolf à Leonard, lui, résiste à l’ironie, résiste à l’horreur, résiste aux vastes vagues de sa souffrance, à son irrational pain, s’il l’ancre dans l’existence, la scène de la comédie des sexes lui reste le plus souvent bien rude. Rirons-nous ? Jaune, sans doute, car Virginia ne sait que trop crûment l’impossible, l’inadéquation, le ratage.

Penchons-nous un instant sur sa lettre à son grand ami, Lytton Strachey, alors qu’une joyeuse famille s’installe près de chez elle : « Voilà maintenant que la malheureuse créature s’y résigne, se propose d’habiter Richmond juste à côté de chez nous, de copuler là jour et nuit et de produire six petits Waterlow. Cette maison m’a longtemps paru empester le sperme séché. Et dans son cas ce n’est qu’une sorte de graisse de mouton9. » Non, il n’y a pas de réduction à l’Un, mais réduction aux humeurs, au déchet, réel le plus cru.

Réduction gigantesque à la plus formidable blague évoquée par Lacan au début de ce texte.

  1. Lacan J., « La troisième », La Cause du désir, no 79, octobre 2011, p. 31. ↩︎
  2. Aubert J., « Au bon heur d’une dram », La Cause freudienne, no 76, décembre 2010, p. 170. ↩︎
  3. Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, no 23, février 1993, p. 7. ↩︎
  4. Woolf V., Journal Intégral, 1915-1941, Paris, Stock, 2008, p. 725. ↩︎
  5. Woolf V., Ce que je suis en réalité demeure inconnu, Lettres (1901-1941), Paris, Seuil, coll. Points, 2010, p. 40-41. ↩︎
  6. Miller J.-A., « Clinique ironique », op. cit., p. 7. ↩︎
  7. Woolf V., Journal Intégral, op. cit., p. 473. ↩︎
  8. Ibid., p. 687. ↩︎
  9. Woolf V., Strachey L., Correspondance, Paris, Gallimard, 2009, p. 75. ↩︎

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