Le rire comme répit

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« […] le rire est la plus terrible des armes, on peut tout tuer par le rire, même le meurtre »
Evgueni Zamiatine, Nous autres, 1920

Dans le film Tangerine de Sean Baker, une scène montre un personnage gagnant sa vie en proposant des services sexuels tarifés, se battre avec un client à cause d’une transaction qui aurait mal tourné. Ce dernier lui réclame le remboursement de la somme avancée sous prétexte qu’il n’a pas atteint la jouissance sexuelle. Le premier lui rétorque qu’au vu de la taille et de la tenue de son attribut, toute tentative serait vaine malgré le dévouement des meilleurs professionnels du métier. Il faudra l’intervention d’une policière pour réinstaurer l’ordre public. La scène est savoureuse et fait rire, c’est du comique, dit-on.

Que la tenue phallique soit, chez un homme, un enjeu de taille, explique pourquoi le phallus est, selon Lacan, l’essence du comique. Comme Pierre Naveau l’explique¹, en se référant au séminaire de Lacan L’Angoisse, une des acceptions du phallus est celle d’être l’organe réceptacle de la jouissance dite phallique, organe qui connaît différentes vicissitudes comme l’érection, la tumescence, la détumescence ou l’indifférence à l’excitation. C’est exactement ce que la scène montre, mais elle ne montre pas que cela.

Revenons à notre film dont la dispute n’est que la fin d’une séquence qui démarre avec le marchandage sur le prix et le type de pratique sexuelle à fournir en échange : une fois cela établi, il ne reste qu’à passer à l’action. Et ça rate. 

Alors en quoi notre personnage a été, comme il le soutient, escroqué ? En définitive, en rien. Il a cru, une fois le deal passé, que sa jouissance était assurée, qu’elle était incluse dans le service, qu’elle venait avec. Sauf qu’on ne peut pas assurer à l’avance que la jouissance sera au rendez-vous. La mise à disposition d’un corps ne garantit pas que le plaisir convoité sera obtenu. S’il avait lu Lacan, il aurait su que la jouissance est disjointe du corps². Et que le phallus est, si paradoxal que cela puisse paraître, un obstacle à la jouissance. C’est pour cela que le phallus est l’essence du comique : vous pouvez rouler des mécaniques (chose que le client fait lors du marchandage), le phallus peut néanmoins se moquer de vous et régner sur vous³. Plutôt que de s’en prendre à l’autre, notre client devrait s’en prendre à lui-même. Mais affronter la castration est impossible pour ce mâle, donc il transfère la faute sur l’autre et l’agresse.

Les films de Sean Baker⁴ sont propices à illustrer la comédie du phallus. D’autant plus que le sexe comme monnaie d’échange et unique moyen de survie est le point commun de ces personnages. De ce point de vue, on remerciera S. Baker de montrer tout ce que Hollywood ne veut plus voir : la prostitution, la misère sociale, la pauvreté, la drogue, les laissés pour compte de la société, les oubliés du système. 

Si Lacan a pu démontrer que la « Comédie [des] comédies », c’est à dire la grecque, celle d’Aristophane – avec des pièces telles que L’Assemblée des femmes ou Lysistrata – ne peut émerger qu’au « suprême moment de la détresse d’Athène⁵ », on peut se demander si le comique chez S. Baker n’est pas l’envers d’une médaille dont l’autre face est celle d’une société violente, injuste et sans merci, où justement la comédie du phallus permet aux personnages, condamnés d’avance, un temps de repos et de répit… Le temps du rire.

1. Cf. Naveau P., « La comédie du Phallus », La Cause du désir, n^o 95, avril 2017, p. 25-32. ↩︎
2. Sur la disjonction de la jouissance et du corps dans l’acte sexuel, cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, chapitres XV et suivants. ↩︎
3. Même si la logique du phallus méconnaît la discrimination, on peut se demander si sa comédie n’est pas toujours plus solidaire à l’esclave qu’au maître, au pauvre qu’au riche, au faible qu’au fort. Mais cela reste à démontrer dans chaque cas. ↩︎
4. Surtout ces quatre derniers films : Anora (2024), Red Rocket (2021), The Florida Projet (2017), Tangerine (2015). ↩︎
5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, pp. 262 et 263. ↩︎