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À l’ombre du poète comique

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Des éclats de rires sourdent d’entre les murs du Collège de France le 6 février dernier. Wajdi Mouawad, comédien, dramaturge, metteur en scène et directeur du théâtre de La Colline à Paris, y donne sa leçon inaugurale intitulée « L’ombre en soi qui écrit » dans le cadre de sa chaire sur « L’invention de l’Europe par les langues et les cultures ». Les rires fusent lorsque Wajdi Mouawad soulève le paradoxe : pourquoi le Collège de France lui demande-t-il, à lui le cancre, d’y enseigner ?

Suite à l’exil familial du Liban et à son arrivée à Paris, Wajdi Mouawad, alors âgé d’une dizaine d’années, assiste à une conversation entre sa mère et son professeur particulier. Celui-ci recommande d’arrêter de « jeter l’argent par les fenêtres », car il est « inutile d’espérer quoi que ce soit » du jeune Wajdi. Il « n’a [en effet] aucune étincelle d’intelligence ». Si « adorable » soit-il, il est tout simplement « bête » et a « quelque chose du légume1 » . La sentence se confirme quelques années plus tard au Canada. Le jeune Wajdi passe un test de personnalité visant à orienter les élèves dans leur cursus dont le résultat est sans appel : son tempérament relève du « septième de la liste », « l’amorphe2 ».

L’oracle a parlé, les coordonnées de la tragédie sont données et le destin semble écrit. Mais, la prophétie attendue ne se réalise pas. L’auditoire jubile et s’esclaffe de l’affront de sa présence même au sein de ce haut lieu du savoir. Il y a une traversée improbable entre celui qui ne s’enseigne pas, désigné comme « légume », à celui qui enseigne au prestigieux Collège de France.
À l’instar de Freud et Lacan, Jacques-Alain Miller souligne que le comique et le rire surgissent chez un auditoire à la condition d’appartenir à la même paroisse3. Les auditeurs du Collège de France se reconnaissent donc dans cette tragédie en marche, tout en exultant de la tournure inattendue qu’elle prend.

Selon Lacan, toute tragédie est celle du « rapport de l’homme à la parole, en tant que ce rapport le prend dans sa fatalité4 ». Elle est le rapport oraculaire du sujet au langage, la façon dont le signifiant s’insinue dans sa chair. La comédie est, quant à elle, « le moment où le sujet et l’homme tentent de prendre un autre rapport à la parole que dans la tragédie » en se ressaisissant « de ce dans quoi [le sujet] a à s’articuler lui-même comme celui qui est destiné à absorber la substance et la matière de cette communion, qui en profite, qui en jouit, qui consomme5 ». Il y a donc prise tragique, puis, maniement comique de celle-ci. Aussi, dans la tragédie se trouvent « la trace et l’ombre6 » de la comédie.

C’est le cas pour Wajdi Mouawad qui se « colle » littéralement à ces paroles professorales en disant : « ce qui est merveilleux, c’est que contrairement à ma mère, moi je l’ai cru7 ». Dès lors, la frappe de l’Autre et de ses signifiants l’assignant à cette place au plus près de la « merde », et même à encore moins dit-il, va participer de cette « ombre8 » en lui, nourrissant ainsi le lit de sa création. Celle-ci charrie inlassablement les signifiants par lesquels il a été épinglé par l’Autre. Creusant le paradoxe qu’il situe au cœur de son être, Wajdi Mouawad signale que cette ombre subsiste comme mystère qui ne peut s’enseigner. On lui demande donc d’enseigner ce qui justement ne s’enseigne pas, à savoir cette ombre portée par l’Autre. À défaut, il peut témoigner de sa façon d’en jouir en la consommant et en étant consommé par elle.

Le signifiant assigne sa condition tragique au sujet tout en lui offrant la possibilité comique de s’en dégager. La « matière » est la même, mais le ressort comique restitue du vivant là où justement le sujet en a été arraché par la morsure signifiante. C’est alors à chacun de composer avec sa propre « ombre », de trouver son propre chemin, d’en rire plutôt que d’en pleurer et de se faire à l’occasion, le poète − voire le poète comique9 − de sa propre tragédie.

  1. Mouawad W., « “L’ombre en soi qui écrit”, leçon inaugurale au Collège de France », 6 février 2025, disponible sur internet. ↩︎
  2. Ibid. ↩︎
  3. Cf. Miller J.-A., « “Ça parle !” Introduction au Séminaire des “Formations de l’inconscient” », février 1999, disponible sur internet. ↩︎
  4. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 262. ↩︎
  5. Ibid. ↩︎
  6. Ibid. ↩︎
  7. Mouawad W., « “L’ombre en soi qui écrit”, leçon inaugurale au Collège de France », op. cit. ↩︎
  8. Ibid.  ↩︎
  9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 56. ↩︎

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