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C’est comique !

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Il y a dans cette brève ponctuation de Lacan, répétée à diverses reprises au fil de son enseignement, une petite touche d’ironie qui vaut interprétation ; en particulier lorsqu’elle fait apparaître la drôlerie des regroupements qui peuvent se former chez les psychanalystes. L’instant d’avant on ne s’y voyait pas, l’instant d’après on entrevoit comment la parole peut porter des énoncés qui fonctionnent comme des bannières. La remarque « c’est comique », donne à entendre le ridicule d’un mouvement que l’on ne peut plus se cacher à soi-même ; une petite annotation efficace, qui réveille.

Notons que Lacan ne traite pas de comiques ceux qui, dans les sociétés de psychanalyse, promeuvent « la prestance », et se cooptent en « conjoignant » « prégnance narcissique » et « ruse compétitive1 ». Il ne se fait jamais caricaturiste2 et ne présente pas à l’homme sa laideur morale qu’il sait de structure. Il n’ignore pas non plus que certains propos sont chargés « de fiel et de rancune3 ». Plutôt fait-il objet de recherche une remarque extraite d’un texte de Baudelaire sur lequel Jacques-Alain Miller a attiré notre attention4 : le rire provoqué par la caricature n’est pas sans s’accompagner d’un sentiment de peur. La caricature porte une idée mordante et jugeante. À l’instar du grotesque, elle provoque un certain effroi. C’est à ces dissonances qui ne sont pas contradictions, que Lacan s’est intéressé.

Lacan enseigne la psychanalyse. Il soutient un discours qui vise à son élaboration. Certes, il lui arrive de déranger celles et ceux qui viennent l’entendre mais il n’y a pas, chez lui, trace de l’hilarité excitante et incorrigible dont parle l’écrivain5 à propos des artistes qui jouissent de se moquer des orthodoxes suiveurs. L’enseignement de Lacan est guidé par une éthique qui donne au terme de comique des horizons singuliers. Disons que ses propos ne sont pas divertissements, moquerie de l’autre ou des autres, là où ils dérangent et prêtent à sourire.

Ce ne sont pas les analystes qui sont ridicules mais les discours, dès lors qu’ils assurent aux membres d’une société analytique, routine et confort6. Lacan interprète, non sans humour, la tentation permanente de l’appel à la garantie au cœur de chacun, à partir de ce que son expérience ne lui permet pas d’ignorer : « c’est parce que nous savons mieux que ceux qui nous ont précédés, reconnaître la nature du désir […], qu’un jugement éthique est possible, qui représente cette question avec sa valeur de Jugement dernier – Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ?7 » Non pas « critique du psychanalyste, mais de sa responsabilité8 ».

Mobiliser le surmoi, la notion de Jugement dernier pour aborder le désir de l’analyste, user du terme de conformité, ne peuvent qu’ébranler. Un dit puissant qui n’est pas Witz, une nomination fantaisiste qui dévoile la fonction de l’Idéal dans ses rapports à la norme, et une invitation : Tu peux vouloir savoir le désir qui t’habite, jusqu’à ses conséquences pour la fonction de psychanalyste à laquelle tu peux, si tu le veux, te prêter. Alors, parce que tu n’aspires plus à te voir dans le tableau fictif des membres de la société des psychanalystes, tu travailleras avec d’autres à maintenir vivante la responsabilité du discours promu par Freud. Mais alors, devras-tu faire avec le renoncement pulsionnel dont il nous a appris qu’il accroît la sévérité du surmoi intérieur9 ?

C’est le lien du sujet avec la jouissance qui a mobilisé Lacan. Celle-ci ne peut être cernée qu’à partir de la fonction du désir dont le sujet est captif, ce qui amène à opérer des distinctions : il y a la jouissance sexuelle marquée par la castration, il y a celle que condense l’objet a dans le fantasme et il y a la jouissance du surmoi. Le fait que Lacan se dégage du théâtre œdipien, qu’il y substitue la fonction de la castration lui permet d’éclairer le lien de l’identification à la pulsion. 

Le Jugement dernier, dans le contexte de la cure, peut être entendu et lu comme appel à la jouissance pure. Quelque chose se dédouble, dans le sujet, entre la fausse autorité du maître sévère et le ça veut insistant qui fait de celui qui se voudrait reconnu, élu, un pauvre pécheur. La facticité des formes institutionnelles de cooptation à l’œuvre dans les groupes post-freudiens, leur ronron, ignore délibérément ce qu’enseigne l’expérience d’une cure : « C’est à vouloir être le maître du ça que le moi se retrouve avec un surmoi sur le dos10 », précise J.-A. Miller, lecteur attentif de « Kant avec Sade11 ». À ne pas prendre en considération la jouissance dans son rapport au désir inconscient, on escamote celui du désir de l’analyste comme énonciation. Alors oui, on peut rire de la promotion du moi, de sa mise en scène par les héritiers de Freud qui ont travaillé à ce que la psychanalyse soit conforme. Le surmoi de chacun a dû y jouer sa partie de jouissance, non sans railleries et rivalités silencieuses.

Lacan nous invite à considérer qu’une révision éthique est possible lorsque la question de la fin de la cure est au programme inattendu des dernières séances de l’analysant. « Ai-je agi en conformité avec mon désir ? » ou « As-tu agi en conformité avec ton désir ? » Deux questions proférées au lieu de l’Autre, sauf si l’on considère que le sujet issu de l’expérience de l’analyse est décidé à tirer les conséquences d’une chute : celle du sujet supposé savoir. Ici, pas de programme, plus d’Autre pour le garantir et pas de renoncement pulsionnel au sens où Freud l’entendait, mais des réaménagements.

Il peut arriver à l’analysant en fin de cure de murmurer : « Ce n’était que ça ! » et de sourire du peu de sens révélé par la chute d’une identification. Pas de dernier mot, mais des signifiants maîtres privés et un « il n’y a pas » avec lequel il convient de faire. Le renoncement pulsionnel freudien prend alors l’allure d’une nouvelle alliance avec la pulsion qui retient de conclure : « Tout ça pour ça !12 » … On peut alors faire usage de son surmoi, y entendre la dimension de « Jouis ! » qu’il ne cessera jamais de porter. On l’entend, sans en jouir ! Se faire caricaturiste de soi-même, être dans l’autodérision sont autant de façons de céder sur son désir. Dans l’analyse, la culpabilité manifeste le moment où le sujet s’embrouille avec lui. Elle atteste de la proximité de la jouissance incluse dans le fantasme. Lorsque l’objet a saute, le rire n’est pas au rendez-vous. Disons que sur ce versant éthique qui ne va pas sans un certain désarroi, être responsable ne permet ni de dire, « c’est ma faute… », ni de conclure : « Très peu pour moi ».

En ce jour du 1er avril, ce professeur des écoles traîne des pieds. Il va devoir faire avec les blagues des enfants, qui visent « l’œil de l’idole13 ». C’est lourd, fait de dénégations : « Vous inquiétez pas Monsieur, il n’y a rien sous votre bureau… » Il lui faut, à la récréation, veiller aux bousculades qui visent à lui accrocher dans le dos le fameux poisson d’avril. Tout cela est trop connu, estime l’enseignant mais demain, ouf, tout sera rentré dans l’ordre ! Quelle fatigue, quelle perte de sens, diraient ceux qui, dans l’opinion, choisissent d’ignorer l’inconscient.

Dans la salle d’attente de l’analyste, le poisson auquel le maître d’école pensait avoir échappé, tombe de sa veste ; derrière le dessin, une phrase : « Vos élèves veulent vous empoissonner ». Sans le savoir, un enfant a pointé l’embrouille du sujet, la part d’intime dont l’enseignant n’est pas maître, lui qui use de sa voix puissante pour tenter de dominer le brouhaha de sa classe. Ce qui n’était pas au programme lève le voile sur un au-delà du refoulement. La contingence n’était pas au rendez-vous de la blague tant espérée par les enfants – sur ce versant pas de rencontre – mais avec l’objet cause du sujet, tout à coup monté sur l’estrade.

Nous devons à Lacan, tout au long de son enseignement, des façons de dire réjouissantes, vivifiantes, qui éveillent le désir et nous écartent du ronron de la pensée.

  1. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet, n°1, Paris, Seuil,1968, p. 17.  ↩︎
  2. Cf. Baudelaire C., « De l’essence du rire », Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, 1976, p. 525-543. ↩︎
  3. Ibid., p. 529. ↩︎
  4. Cf. Miller J.-A., « Vicissitudes du valet », Ornicar ?, n°59, novembre 2024, p. 163-177. ↩︎
  5. Cf. Baudelaire C., « De l’essence du rire », op. cit., p. 526.  ↩︎
  6. Lacan rapporte cela à propos d’un analyste croisé aux USA. Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967… », op. cit., p. 30. ↩︎
  7. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 362. ↩︎
  8. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, Problèmes cruciaux, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2025, p. 357. ↩︎
  9. Cf. Freud S., « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 245-305.   ↩︎
  10. Miller J.-A., « Vicissitudes du valet », op. cit., p. 173. ↩︎
  11. Cf. Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 765-790. ↩︎
  12. « Là, vous pouvez être sûrs que se retrouve la structure qui s’appelle céder sur son désir. » Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 370. ↩︎
  13. Cf. Perelman S. J., L’Œil de l’idole, Paris, Éditions Wombat, 2011. ↩︎
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