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Comique barbare

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Lors d’une conférence à la Sorbonne, à la fin du siècle dernier, l’ethnologue Claude Blanckaert parvint à rendre du dernier comique – comique ponctué par les rires de son auditoire – un drame de l’histoire de l’anthropologie. Laissons de côté son talent d’orateur pour tenter de cerner le ressort de l’affaire.

Au début du XVIe siècle, pour accomplir la conquête des Caraïbes (baptisées ainsi du nom de l’ethnie des Caraïbes), des prêtres avaient choisi une éthique de pauvreté et de chasteté pour évangéliser le nouveau monde.
Il s’agissait d’établir, au nouveau monde, une nouvelle église faisant retour aux sources, en établissant en même temps une Espagne à la puissance elle-même renouvelée, alors que les Portugais avaient établi un monopole de la route maritime vers les Indes et le trésor de ses épices.

Des prêtres missionnaires rejoignirent par vagues successives les primo arrivants déjà installés. Horreur mentionnée dans des récits de voyages : les Caraïbes faisaient prisonniers les précédents arrivants, en expliquant aux suivants que leur dieu et eux-mêmes étaient des ennemis des seuls hommes, les Caraïbes. Les arrivants seraient-ils donc considérés comme des barbares ? Jusque-là rien de bien nouveau.

Le terme barbare était déjà de mise chez les Grecs de la démocratie athénienne pour désigner les étrangers parlant une autre langue et étant assujettis à d’autres dieux. Mais, fait nouveau, les missionnaires des vagues successives étaient mangés.

L’explication est simple. Un peuple étranger, qui prétend interdire l’anthropophagie coutumière caraïbe, au titre d’une coutume de crucifixion de son dieu, mérite d’autant moins l’assimilation qu’il n’a aucune femme à échanger. Les ethnologues savent que le lien d’humanité qui lie des ethnies ou des clans est l’échange rigoureusement ordonné et respecté des femmes. Croire en un dieu si faible qu’il se laisse tuer et le tuer dans des conditions inhumaines pour le manger ensuite dans le rituel de la messe n’est pas digne de l’humanité. Tandis que le concile de Valladolid posait la question de savoir si les « natifs » avaient une âme et étaient des hommes, les Caraïbes, de leur côté, répondaient négativement en ce qui concerne les barbares.

Il n’est pas certain que le succès comique de l’ethnologue C. Blanckaert ne doive rien aux conditions d’alors. La sociologie de l’époque était « naturellement » marxiste et, pour certains, il n’y avait pas lieu, à l’occasion, de dédaigner de « bouffer du curé », bien sûr métaphoriquement.
Le comique ici résulte du dévoilement de ce qui n’est que fiction apparaissant telle lorsque c’est une autre croyance, une autre fiction qui prétend réduire la première à néant. Certes la croyance chrétienne et la fiction du rituel de l’eucharistie et de l’incorporation du corps de dieu sont tissées dans la métaphore. Celle des Caraïbes est moins métaphorique pour croire en les pouvoirs de l’introjection objective d’un trait des ennemis « prouvant » ainsi, entre fidèles de la communauté, la plus grande pertinence de leurs propres divinités.

Le comique des barbares met en jeu un opérateur précis dont ils sont affligés, par leur croyance : « Affligé, dit Lacan, à écrire comme ça, aphligé réellement d’un phallus qui est ce qui […] barre réellement la jouissance du corps de l’Autre1 ». Le phallus, ajoute-t-il, « c’est l’essence du comique2 ». Un certain usage de l’ethnologie permet de souligner que le comique est distributif. Chacun se reconnait être homme à partir de la marque d’un trait et traite l’affliction de la jouissance du corps de l’Autre supposé divin en pouvant prendre l’option de puiser dans le magasin des accessoires locaux.

Les organisations sociales qui préexistaient à ce que Lacan qualifie de mondialisation de la société des occidentés2, et l’anthropologie qui tente d’en rendre compte, réservent une autre double surprise quant au comique.
Répandu sur tout le globe, existait ce que Marcel Mauss3, avant Claude Lévi-Strauss, a appelé « parenté à plaisanterie ». Le terme initial anglais de Joking relationships dû à Lowie et Rodin (études des indiens Crow et des sociétés mélanésiennes) nous conviendrait mieux dans une traduction par « comique rapport », rapport sexuel qu’il n’y a pas et plaisanteries sur le reste de jouissance échappant à la codification sociale.
Lesdites sociétés « premières » plaisantaient-elles donc sur l’inconsistance du symbolique et l’impossibilité de mettre à plat la jouissance que cependant il ordonne ?

Particulièrement entre cousins croisés, on prescrivait des conduites inconvenantes, violentes, échanges rituels d’injures, usage de mots interdits, tabous parce que désignant la barrière devant une destruction de l’ordre social. Cet usage est un trou dans les codifications linguistiques et sociales qui font l’essence et la condition des sociétés où l’individu seul n’existe pas, mais tire sa condition humaine de la place qu’il occupe dans la structure. L’articulation de la linguistique et de la parenté sera la perspective ouverte par C. Lévi-Strauss. Après lui, une remise en cause parfois trop systématique de ce structuralisme mène certains anthropologues à des interprétations psychologisantes anachroniques, elles-mêmes comiques. Ainsi va-t-on jusqu’à interpréter ces plaisanteries moquant leur parenté traditionnelle auxquelles on prête la fonction d’apaiser les tensions sociales, comme les efforts des ethnies anciennes pour assimiler aujourd’hui les obligations d’une construction nationale démocratique4.

De telles perspectives, avec le sens qu’elles injectent, sont à prendre comme des grimaces par rapport au hors sens que la structure met en jeu, comme des masques ignorant qu’ils recouvrent un vide.

Quels sont ce vide et ce hors sens ?
Lors d’un séjour dans une ethnie africaine, des échanges sur le terrain entre le groupe franco-africain du Champ freudien et Françoise Héritier5, successeuse de C. Lévi-Strauss au Collège de France, éclairent les choses autrement et débouchent, entre l’ethnologie et les lacaniens, sur cette hypothèse partagée restée inédite : sans manier le pas-tout lacanien, F. Héritier insistait sur le fait que les échanges matrimoniaux croisés obligatoires entre lignages impliquent dans toutes les sociétés que le clan donneur de femmes risque de permettre au receveur d’obtenir plus de maternités qu’il n’en fournit (et donc plus d’échanges futurs et de richesse de travail). Le différentiel montre que la puissance indéterminable des femmes, si elle est toujours articulée à l’ordre masculin, l’excède cependant. Cet excès considéré comme marque d’une jouissance hors limite est nommée sorcellerie et son évocation est tabou, sauf sous forme de ce que nous appellerons ici « rapport comique ».

Lesdits « primitifs » avaient donné une place à ce retour comique, répondant, en acte, à ce que C. Lévi-Strauss repérera dans les Structures élémentaires de la parenté comme énigme, point de réel au creux de la structure. « Le mariage entre cousins croisés recèle [des] énigmes [qui] constituent la base […] des institutions […] et de la culture elle-même6 ». Cet acte, il aura fallu l’improbable rencontre sur le terrain de F. Héritier avec des lacaniens pour qu’il trouve audience.

L’ordonnancement idéal de la structuration de la parenté obligatoire ne peut assurer le maintien de la société qu’au prix du retour comique et partagé de ce reste indéterminable. Que les structures élémentaires ou « occidentées » de la parenté puissent s’ancrer sur l’illusion d’un rapport sexuel est ce dont le parlêtre a rêvé et continue de rêver, mais la croyance en cette illusion est teintée, comme le dit Lacan, d’un « comique […] irrésistible7 ».

  1. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I », leçon du 11 mars 1975, Ornicar ?, n°5, hiver 75/76, p. 27. ↩︎
  2. Ibid., p. 17. ↩︎
  3. Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 16. ↩︎
  4. Cf. Mauss M., « Parentés à plaisanteries », Œuvres, Cohésion sociale et divisions de la sociologie, t. III, Paris, Minuit, 1969, p. 109-124.  ↩︎
  5. Cf. Colloque « Royautés, chefferies traditionnelles et nouvelles gouvernances, problématique d’une philosophie pour l’Afrique politique », Tissalé, Édition Dagekof, 2004. ↩︎
  6. Cf. Héritier F., Masculin/féminin, La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. ↩︎
  7. Lévi-Strauss C., Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1949, p. 505-507. ↩︎
  8. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2023, p. 281. ↩︎
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