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Dieu se mit à rire

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Dans son texte Vivre avec nos morts1, Delphine Horvilleur, rabbin, rapporte une histoire du Talmud dans laquelle les rabbins, sûrs de leurs convictions, débattent à propos de la pureté ou de l’impureté d’un four et de son statut rituel. Dans la maison d’étude, Rabbi Eliezer cherche des signes qui viendront persuader les autres que c’est lui qui a raison. « Qu’un arbre soit déraciné ! », « que la rivière sorte de son lit ! » et même « que les murs de la yeshiva s’écroulent ! » réclame-t-il. Autant de manifestations miraculeuses qui ne suffisent pas aux autres rabbins pour donner raison au premier. « Cela ne prouve rien ! », n’hésitent-ils pas à lui rétorquer. Devant l’arrogance des autres rabbins toujours peu enclins à lui donner l’avantage malgré ces prodiges, Rabbi Eliezer en appelle directement à la voix de Dieu, qui aussitôt s’élève et retentit dans ces mots : « Rabbi Eliezer a raison ». Alors, sortant de son silence, se fait entendre parmi les sages, le rabbin Joshua, qui s’adresse tout autrement à l’Éternel « Tu nous a confié la Loi au mont Sinaï. Elle est entre nos mains et non entre les tiennes, la responsabilité de l’interprétation nous appartient ». Et dans cet épisode rapporté par D. Horvilleur, c’est une étrange fin qu’elle fait résonner et qui nous saisit : « le Talmud conclut cet épisode en affirmant que Dieu se mit à rire, en disant : “Mes fils m’ont vaincu, mes fils m’ont vaincu2 ».

Dieu comme voix céleste répondant aux débats des hommes est dans ce contexte attendu par les rabbins du récit comme par le lecteur. Inattendu est en revanche ce Dieu qui se met à rire.  Si l’histoire est comique n’est-ce pas parce que se trouve le décalage entre ce qui est attendu et ce qui est rencontré, énoncé par Freud ? « La condition de naissance du comique, c’est que nous nous trouvions amenés à utiliser pour la même performance de représentation, simultanément ou dans une succession rapide, deux modes de représentation différente, entre lesquels a alors lieu l’opération de comparaison et se produise la différence quantitative comique […] entre l’étranger et le propre, l’habituel et le modifié, l’attendu et l’arrivé3 ». Le récit s’appuie d’abord sur deux versions d’une même référence à la voix céleste, avec deux positions du sujet s’adressant à elle : soit l’écouter, soit la faire taire. Dans les deux cas, l’accent est mis sur un Dieu qui dit. Le ton est celui du commandement avec son aspect tragique. Puis surgit un autre registre avec « Dieu se met à rire » et qui dit « mes fils m’ont vaincu ». Le Dieu qui rit a vaincu le Dieu qui dit ; ou plutôt un Dieu dont le rire fait résonner sa part d’énigme ou de duplicité.

Duplicité

« Selon Freud, souligne Laura Sokolowsky, le comique de l’humour correspond à la défense du moi face aux blessures narcissiques infligées par l’épreuve de réalité4 ». La blessure narcissique est d’abord celle que Rabbi Eliezer présente en ne cessant de faire appel à Dieu pour soutenir son moi tout en tremblant devant la voix céleste. En revanche, elle trouve sa traversée dans la figure de Rabbi Joshua qui assume le vide dans l’Autre et ose l’insolence. Au lieu même de la victoire comique des fils incarnée par ce Dieu qui rit, se lit la trace d’une autre blessure, celle du sujet qui rit de cette histoire. Celle de se sentir touché par ce « sans recours » du dire, face à l’opacité du rire qui ouvre sur l’énigme et la duplicité. Nous retrouvons le lien fait par Freud entre le comique et l’Hiflosigkeit5 de l’enfant, soit le rapport de chacun avec ce qui échappe au sens.

Ce récit d’un Dieu qui dit et qui rit permet d’entrevoir cette « duplicité du comique » dans « sa face signifiante » autant « qu’exclusion du sens6 ».

  1. Horvilleur D., Vivre avec nos morts, Paris, Le Livre de Poche, 2021, p. 30-31. ↩︎
  2. Ibid. ↩︎
  3. Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, 1996, p. 408. ↩︎
  4. Sokolowsky L., Argument pour les 55e Journées de l’École de la Cause freudienne « Le comique dans la clinique », disponible en ligne. ↩︎
  5. Cf. Freud S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit.,p. 396. ↩︎
  6. Sokolowsky L., Argument…, op. cit. ↩︎

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