Parmi les nombreux méli-mélo des aventures du parlêtre au pays de l’amour, du désir et de la jouissance – que la psychanalyse sait faire monter sur la scène du dire et interpréter – Lacan s’amuse à nous montrer que « [l’] origine de la comédie est étroitement liée au rapport du ça au langage. […] Le ça ne se saisit qu’au-delà de toute l’élaboration du désir dans le réseau du langage, il ne se réalise qu’à la limite. […] L’amour est un sentiment comique. […] C’est d’une limpidité absolument comparable à un théorème d’Euclide1 ».
Et dans cette affaire d’amour, le phallus – en tant que « signifiant [qui] donne la raison du désir2 » – tient sa part belle dans son lien, souligné par Lacan, au Noùs, c’est-à-dire à l’intelligence, et au Logos. Or, « ce signifiant n’y étant que voilé et comme raison du désir de l’Autre, c’est ce désir de l’Autre comme tel qu’il est imposé au sujet de reconnaître3 ».
Oui, mais Lacan ne cesse d’avertir l’analyste que la résistance à l’aveu même du désir ne tient à rien d’autre qu’à « l’incompatibilité du désir avec la parole4 ». Aporie féconde que le rêve peut à l’occasion venir résoudre, pour peu que d’interprètes sérieux, il y en ait quelques-uns.
Quant à l’amour, le problème est « celui de la profonde division qu’il introduit à l’intérieur des activités du sujet. Ce dont il s’agit pour l’homme selon la définition même de l’amour, donner ce qu’on n’a pas, c’est de donner ce qu’il n’a pas, le phallus, à un être qui ne l’est pas5 ». C’est pourquoi, me semble-t-il, l’on rêve. Pour essayer de dire, et de déchiffrer par d’autres moyens, ce qui ne peut tout se dire dans l’ordre du langage.
Trois analystes et une spirituelle bouchère
L’exemple fameux du rêve dit « de la belle bouchère » que Freud révèle dans sa magistrale Traumdeutung6 nous servira de boussole pour y repérer la présence du comique dans le rêve.
Du désir de saumon au désir de caviar et retour, nous entrons dans les tours et détours de la dialectique du désir et de la demande que Lacan définit d’abord ainsi : « au-delà de ce que le sujet demande, au-delà de ce que l’Autre demande au sujet, il doit y avoir la présence et la dimension de ce que l’Autre désire7 », soit du désir de l’Autre. Nous cheminons dans le caractère – du plus comique donc – des méandres de ce clivage, du labyrinthe des identifications et de l’irréductible ouverture à la suggestion, à la parole de l’homme et de l’autre femme auxquelles la patiente hystérique de Freud est, précise Lacan, « suspendue8 ».
Voici le rêve : « Je veux donner un dîner, mais je n’ai pour toutes provisions qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats, mais je me rappelle que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs, mais le téléphone est détraqué. Je dois donc renoncer au désir de donner un dîner9. »
Lacan rappelle que la patiente avait opposé ce rêve à la théorie de Freud selon laquelle le rêve est la réalisation d’un désir, lui signifiant qu’ici, elle a la plus grande difficulté à réaliser son désir. Posons d’emblée la conclusion à laquelle en arrive Freud de l’analyse du rêve : il est le désir de se créer un désir insatisfait, selon la structure du désir chez l’hystérique. Et donc, il réalise avec succès le désir de ratage. Il est, en quelque sorte, un ratage réussi.
Rappelant les faits de la veille rapportés par Freud, Lacan va donner à ce rêve la portée comique qui lui sied, en rétablissant pour chacun des trois personnages de l’intrigue – que Jacques-Alain Miller rebaptise « trio de mélo10 » – , ce qui échappe à la simple lecture.
Pour le résumer simplement :
– La patiente, très éprise de son mari, le taquine sans cesse en lui demandant du caviar qu’elle ne veut surtout pas qu’il lui donne. Elle souhaite donc garder son désir insatisfait et l’inaccessibilité du caviar remplit à merveille cette fonction.
– Le mari est un homme de désir qui aime les rondeurs chez les femmes (voire, la « tranche du derrière d’une belle garce » qu’il désigne au peintre voulant faire son portrait11) et qui, bien que satisfaisant sa femme sur tous les plans, et ne mâchant pas ses mots, parle avec avantage d’une amie de celle-ci qui est plutôt maigre. Ce qui suscite par ailleurs en lui le désir de maigrir.
– L’amie de la patiente, qui dit apprécier le saumon fumé, aime venir déjeuner chez eux (et se faire aussi apprécier du mari, précise Lacan12), et elle suggère à la belle bouchère qu’elle l’invite bientôt à dîner.
Si nous suivons la logique de l’affaire et le tour supplémentaire qui est donné à l’interprétation du rêve par Lacan – et surtout avec le mot de la fin qu’en propose J.-A. Miller13 – nous en arrivons à cette écriture du cas qui peut alors se lire comme une pièce de théâtre comique, un vaudeville à la Feydeau ou Labiche.
« [La] tranche de saumon fumé vient à la place du désir de l’Autre14 », mais le « peu » qu’elle a à offrir dans le rêve en indique, selon J.-A. Miller, « le point d’Archimède15 ». Ce point est le télescopage, signifiant autant que pulsionnel entre la maigreur de l’amie et la maigreur de la tranche de saumon que la belle bouchère a à offrir en rêve, auquel s’ajoute le désir de maigreur du beau boucher (« l’homme à la tranche de postérieur16 », disant à sa femme ne plus vouloir accepter d’invitation à dîner). L’objet a n’est pas loin.
La tranche a alors d’autant plus… de substance qu’elle est maigre. La maigreur devient le point de réel et le trait d’identification de la belle bouchère au désir du mari, ce qui fait dire à Lacan dans son écrit « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » : « Être le phallus, fût-il un phallus un peu maigre. Voilà-t-il pas l’identification dernière au signifiant du désir ?17 »
Et comme l’on sait, depuis que Lacan nous y a patiemment introduits, dès que le phallus est dans le coup, le comique n’est pas loin. Mais dans le cas de la spirituelle bouchère, il lui fallait, à ce phallus, se déguiser et monter sur la scène du rêve en une maigre tranche de saumon fumé. Ainsi, le « trio de mélo18 » est devenu pour nous cette pièce de théâtre analytique sublime, emblème comique de l’extimité du désir inconscient qui, comme l’Arlequin de la farce, « [à] la fois trop malin et trop empoté, il n’en fait qu’à sa tête, et non pas à celle du maître19 ».
- Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 134-136. ↩︎
- Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 693. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 641. ↩︎
- Lacan J., Le Séminaire, livre V, op. cit., p. 351. ↩︎
- Cf. Freud S., L’Interprétation du rêve (trad. J.-P. Lefebvre), Paris, Seuil, 2010. ↩︎
- Lacan J., Le Séminaire, livre V, op. cit.., p. 359. ↩︎
- Ibid., p. 364. Les pages 360 à 366 du Séminaire V démontrent magistralement cette suspension hystérique au désir de l’Autre. ↩︎
- Ibid., p. 360. ↩︎
- Miller J.-A., « Le trio de mélo », La Cause freudienne, n° 31, octobre 1995, p. 10. ↩︎
- Ibid., p. 17-19. ↩︎
- Lacan J., « La direction de la cure… », op. cit., p. 626. ↩︎
- Miller J.-A., « Le trio de mélo », op. cit., p. 16. ↩︎
- Lacan J., « La direction de la cure… », op. cit., p. 626. ↩︎
- Miller J.-A., « Le trio de mélo », op. cit., p. 19. ↩︎
- Lacan J., « La direction de la cure… », op. cit, p. 626. ↩︎
- Ibid., p. 627. ↩︎
- Miller J.-A., « Le trio de mélo », op. cit., p. 10. ↩︎
- Miller J.-A., « Vicissitudes du valet », Ornicar ?, n° 59, automne 2024, p. 164. ↩︎