AccueilÉCLATNez à nez avec le réel

Nez à nez avec le réel

image_pdfTéléchargerimage_printImprimer

S’il est un auteur de la littérature russe qui incarne le grotesque, l’absurde et le comique, c’est bien Nikolaï Gogol. Une légende rapporte que les typographes éclataient de rire en composant ses textes, tant son humour acéré et ses situations décalées bousculaient les conventions. Chez N. Gogol, le comique occupe une place centrale, mais il semble dépasser la simple volonté de faire rire. Au creux de cette mécanique en apparence légère, se tapit une logique bien plus subtile.

Dans Le Nez (1836), courte nouvelle fantastique et grotesque, N. Gogol met en scène une énigme surréaliste : le major Kovalev se réveille un matin privé d’un organe essentiel – non pas du visage, précise l’auteur, mais du corps – son nez. Convaincu que cette perte ruinera sa carrière et sa vie amoureuse, le protagoniste se lance à la recherche de son nez, lequel, devenu autonome, déambule librement dans les rues de Saint-Pétersbourg, déguisé en conseiller d’État.

Derrière cette farce, une lecture première révèle la présence d’un signifiant caché : le phallus, que Lacan identifie comme centre invisible mais structurant du comique1. Ce n’est pas un hasard si le comité de rédaction de L’Observateur de Moscou refusa la publication, jugeant la nouvelle « vulgaire et triviale2 », critique grinçante des fonctionnaires réduits à leur apparence sociale, à leur enveloppe phallique. Alexandre Pouchkine, lui, perçut dans Le Nez une autre facette, plus singulière, et encouragea N. Gogol à publier le texte dans sa revue Sovremennik. Ce que A. Pouchkine avait pressenti, Lacan l’éclaire : ce n’est pas tant le phallus qui fait rire – bien qu’il structure le comique – mais ce qui lui échappe, ce qui échappe au signifiant, et à la vie même3.

Si Le Nez s’apparente au phallus, c’est précisément parce que N. Gogol cherche à traiter, par l’écriture comique, la forclusion du Nom-du-Père. Le statut social de Kovalev n’a rien d’anodin. N. Gogol précise qu’il est assesseur de collège — soit le huitième rang de la Table des Rangs, seuil symbolique donnant accès à la noblesse héréditaire. Mais Kovalev est un « assesseur du Caucase », promu non par mérite mais par faveur, dans le contexte exceptionnel de la guerre. Ces « assesseurs caucasiens », ironiquement désignés ainsi, incarnent une noblesse d’apparat, sans fondement réel. D’où l’insistance comique avec laquelle Kovalev exige qu’on l’appelle « major » : le titre devient chez lui un masque, un simulacre d’inscription dans l’ordre symbolique.

Ce thème touche N. Gogol au plus intime : né Yanovsky, il adopte à douze ans le nom de son grand-père, « Gogol », lequel s’était inventé une ascendance noble. Ce nom fictif, hérité comme un mirage, devient le lieu d’un impossible ancrage symbolique. Plus tard, N. Gogol signe l’un de ses textes d’un quatuor de O : « OOOO » – quatre lettres qui élident le nom de l’écrivain, quatre cercles vides à la place du Nom-du-Père. Ainsi, le comique gogolien est une tentative de suppléer à cette faille, que son écriture ne cesse d’explorer.

La nouvelle Le Nez est écrite au moment du début de la décompensation de N. Gogol, et l’on pourrait ainsi la comparer à la « rêverie diurne » schreberienne – « qu’il serait beau d’être une femme4 ». Plusieurs détails orientent vers cette hypothèse : le rapport inquiétant au miroir, récurrent dans le texte ; la description du visage sans nez – lisse comme une crêpe5 –, formule que N. Gogol utilise ailleurs pour évoquer la douceur féminine ; sans oublier son « non-rapport » bien connu aux femmes, qu’il évita toute sa vie. Loin d’être un simple substitut phallique, la perte du nez marquerait le glissement du sujet vers une féminisation bien réelle.

Cette hypothèse trouve un écho troublant dans une lettre de N. Gogol, où il confie : « Il m’arrive souvent d’avoir un désir furieux de me transformer en un seul nez, pour qu’il n’y ait plus rien d’autre – ni yeux, ni mains, ni jambes – rien qu’un immense nez6 ». Ce fantasme illustre l’insaisissable par le signifiant : une fuite du sujet vers un état où le moi se dissout, où le corps se réduit à un pur organe de jouissance, happé par une pulsion qui excède toute identification.

Ainsi, le comique gogolien devient un mode d’approche du réel, dans ce qu’il a d’insoutenable. Il met en scène la tentative désespérée d’habiter une place symbolique, là où le Nom-du-Père fait défaut, tentative d’échapper au réel par le comique, lorsque la vie vacille au bord du tragique.

  1. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 362. ↩︎
  2. Cf. Wikipédia ↩︎
  3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit. ↩︎
  4. Cf. Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Points, 1985, p. 63. ↩︎
  5. Gogol N., Nouvelles de Pétersbourg, Paris, Gallimard, 1998, p. 239. ↩︎
  6. Gogol, N., « Lettre à M. P. Balabine », avril 1838, Rome, in Œuvres complètes, tome 11 : Lettres, 1836–1841, Académie des sciences de l’URSS, Institut de littérature russe (Maison Pouchkine), 1952, p. 144. ↩︎
Article précédent
Article suivant

DERNIÈRES PUBLICATIONS